18 octobre 2018

Le quartier, échelle pertinente de gestion ?


Je reproduis ici un texte qui reprend le contenu de mon intervention du 18 octobre 2018 au colloque "L'aménagement a-t-il changé de main ?" organisé par l'IAU en partenariat avec ibicity.

1/ Pourquoi l’échelle du quartier serait-elle pertinente pour gérer la ville ?

L’échelle du quartier est évidemment pertinente pour fabriquer la ville : c’est avant tout la question du foncier qui dicte les échelles de développement de la ville, quelque soit le type d’opérateur qui intervient. Donc la taille des projets dépend de la taille du foncier, et correspond souvent à une échelle « intermédiaire », c’est-à-dire plus qu’un bâtiment et moins qu’une ville…

Sur la gestion, c’est moins évident : pourquoi cela serait-il pertinent de gérer la ville à l’échelle du quartier ? Après tout, la gestion de l’espace collectif et des infrastructures relève historiquement de la responsabilité des collectivités locales.


Sauf que plusieurs nouveaux impératifs s’imposent désormais à la fabrication et à la gestion urbaine :
- Un impératif écologique : c’est évidemment une urgence forte, qui implique de changer de logiciel : consommer moins, produire localement (de l’énergie renouvelable par exemple), ou encore développer des services écosystémiques à différentes échelles.
- Un impératif financier : c’est une pression croissante sur les coûts, c’est l’injection de faire autant voire mieux avec moins. Or il est généralement plus intéressant de mutualiser entre voisins des systèmes techniques coûteux à mettre en place et à gérer.
- Un impératif collaboratif : c’est une attente sociétale forte – et sans doute une nécessité si on veut être vraiment efficace sur le plan écologique et sur le plan financier – autour des notions d’échange et de partage, de mise en réseau des habitants et des usagers. Ces derniers peuvent vouloir échanger et partager toutes sortes de choses : des idées, de l’espace, du temps, des outils, des véhicules, et pourquoi pas de l’énergie.

Concrètement, cela veut dire :
Pour les infrastructures, que l’on passe d’une approche historiquement très centralisée, où la production d’énergie, la production d’eau potable, le traitement des eaux usées… étaient gérés à des échelles territoriales, voire régionales ou nationales pour l’énergie, donc loin des quartiers et de manière déconnectée des usagers, à une nouvelle approche décentralisée, ou on produit par l’exemple l’énergie au plus proche du consommateur, où on mutualise par exemple des petites productions d’EnR à l’échelle du quartier, où on les met en réseau entre elles et avec les consommateurs. Cette mise en réseau peut s’effectuer à la fois de manière physique par des boucles énergétiques locales, de manière numérique par des smart grids locaux qui échangent de la data et de manière virtuelle par des dispositifs comme l’autoconsommation collective (qui permet de se partager entre voisins l’électricité produite par des installations photovoltaïques, et qui est une « fiction » juridique et économique dans le sens où elle ne modifie en rien les infrastructures, ni même les compteurs, mais seulement les modalités de facturation).
C’est donc une remise en cause totale du modèle historique des grands réseaux centralisés, ce qui ouvre des potentiels énormes mais pose également de grandes questions d’équité entre territoires, de modèle de financement (les grands réseaux restant généralement indispensables en appoint / secours), etc.


Les infrastructures hier
Le Corbusier, Les services collectifs, 1933 (d’après F. Lopez, Le Rêve d’une Déconnexion, 2014)


Les infrastructures aujourd'hui
Richard Rogers, Pile énergétique, 2008 (d’après F. Lopez, Le Rêve d’une Déconnexion, 2014)
Pour les espaces collectifs, on constate aussi aujourd’hui un glissement, d’une approche « classique » où l’espace était soit public soit privé (cf. la carte de Giambattista Nolli : l’espace public est l’espace de la rue et l’espace des grands édifices publics ouverts au public tels qu’églises, marchés… le plus souvent en rez-de-chaussée ; le reste est privé, point), à une approche beaucoup plus riche et complexe, où il existe toute une série de nuances entre espace public et privé, car pour les mêmes raisons d’impératif écologique, d’impératif économique et d’impératif collaboratif, on se met à partager des salles communes, des terrasses, une buanderie, une chambre d’amis, des jardins… entre voisins, le plus souvent au sein d’un même immeuble, mais aussi parfois à l’échelle d’un quartier entier.

Les espaces collectifs hier
Nuova Pianta di Roma, Giambattista Nolli, 1748
Les espaces collectifs aujourd'hui
L’opération Coop Spreefeld [Architectes Carpaneto + BAR + Fat Koehl]
Pour répondre aux trois impératifs rappelés ci-dessus, en tout cas au moins aux deux premiers, encore faut-il que l’usage réel qui est fait de ces infrastructures ou de ces espaces collectifs soit « performant ». Pour encadrer cette performance, on a besoin de développer des « services », au sens large. C’est par exemple le service de réservation de la chambre d’amis partagée, qui rend possible l’usage d’un tel espace partagé. Dans un autre registre, c'est (même si c'est encore un peu théorique) le pilotage de la demande énergétique à l'échelle du quartier et d’unités de stockage énergétique, qui permettraient d’optimiser le recours aux énergies renouvelables, voire d’optimiser en amont le dimensionnement des réseaux si les niveaux de garantie étaient suffisants.
On va donc potentiellement vers une bascule : développer plus de services pour développer moins d'infrastructures, moins de m² !

2/ En pratique, que constate-t-on sur le terrain ?

Ces dispositifs sont le plus souvent mis en œuvre dans les grands projets immobiliers ou les opérations d’aménagement, car comme au théâtre on y respecte la règle des 3 unités :
- Unité de lieu,
- Unité de temps,
- Unité d’action (c’est-à-dire une initiative publique ou privé, un montage clairement défini, un nombre limité d’acteurs…).

Le modèle choisi le plus souvent pour gérer les infrastructures, les espaces collectifs et les services à l’échelle du quartier, c’est celui de l’ASL, une structure qui fédère l’ensemble des propriétaires du quartier (ou des copropriétés), mise en place par l’opérateur immobilier (quand il est unique), éventuellement par l’aménageur (dans ce cas l’adhésion obligatoire à l’ASL est prévue dès les cessions foncières). Cette ASL s’appuie sur un ou plusieurs opérateurs ou gestionnaires spécialisés, généralement thématiques (gestion des espaces partagés, gestion des services de mobilité, gestion des infrastructures énergétiques…), qui se voient de plus en plus souvent imposer des clauses contractuelles de type garantie de performance ou de qualité de service.

On voit également émerger progressivement une nouvelle figure, qui oscille entre pédagogie, animation locale, coordination des différents opérateurs spécialisés et des différents services, voire garant de leur performance. C’est par exemple ce qu’Icade, la Caisse des Dépôts et Consignations et l’étude Chevreux ont appelé l’ « éco-gestionnaire », qui est une sorte d’extension du rôle classique d’un syndic d’ASL, actuellement testé sur l’ASL de l’entrepôt Macdonald à Paris. C’est aussi ce qu’Olivier Ortega appelle le « pilote de quartier ».

Ce choix de l’ASL est souvent un choix par défaut : les collectivités locales n’ont plus les moyens d’investir de l’argent ni même du temps dans de nouvelles modalités de gestion à l’échelle du quartier (et le faire peut poser des problèmes d’équité territoriale, car ces dispositifs ne se développent pas de manière homogène sur les territoires communaux / communautaires / métropolitains, cf. ci-dessous), et se tourner vers un investisseur privé qui posséderait les actifs fait peur !

Ce modèle de l’ASL a pourtant des limites, notamment :
- Son manque d’évolutivité quand il est associé à des infrastructures physiques qui « relient » parfois de manière très rigide les programmes immobiliers entre eux (un réseau de chaleur, une nappe de parkings mutualisés…) : quid de la mutabilité de ces morceaux de ville sur le long terme ? Mais ce n’est pas forcément le principe même de l’ASL qui est en cause, c’est avant tout une question de conception urbaine, architecturale et technique, et de rédaction juridique des actes : il faut pouvoir envisager à moyen terme des avenirs séparés pour les différentes composantes du quartier !
- Le fait qu’il fige d’une certaine manière l’échelle de référence, alors que certaines infrastructures, certains espaces collectifs, certains services seraient plus pertinents à des échelles plus grandes. Le corollaire de cela, c’est le risque de concurrence. Par exemple, si un service de conciergerie, un service de mobilité partagée trouve son point d’équilibre économique à une échelle plus grande que le macrolot ou le super-îlot sur lequel je travaille, je vais bien sûr prévoir d’ouvrir le service aux usagers extérieurs. Si le macrolot d’à côté fait la même chose, je me retrouve avec deux services en concurrence frontale, alors qu’il n’y a de la place que pour un. Dès lors, la question se pose de l’organisation en amont de tout cela par la collectivité ou par l’aménageur : quid d’une sorte de programme des équipements privés ?
- Le risque d’une ville à deux vitesses, avec des ASL super-outillées et multi-services dans les programmes récents, à côté d’une ville constituée qui ne bénéficierait pas de dispositifs de gestion à de telles échelles intermédiaires. Il faudrait donc plutôt voir ces nouveaux quartiers comme les embryons de quelque chose ayant vocation à s’étendre à l’existant d’à côté, mais encore faudrait-il bien le prévoir !
- Le fait que le système est in fine contrôlé par les propriétaires, mais pas par les usagers réels des infrastructures, des espaces et des services (locataires, salariés des entreprises…).

Il faut donc sans doute inventer de nouveaux modèles. Pourquoi pas un modèle de gestion « en compte propre » (i.e. avec un investisseur détenant les actifs) mais dans lequel l’investisseur ne serait pas forcément une société capitalistique à but lucratif. Pourquoi pas une structure hybride dotée d’une gouvernance qui fédérerait les usagers au delà des seuls propriétaires, la collectivité quand elle le souhaite, tout en s’appuyant sur des acteurs professionnels qui ont un vrai savoir-faire dans la gestion technique, dans l’exploitation, dans l’animation, la pédagogie… Le modèle des Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) reste aujourd’hui la piste la plus prometteuse à explorer.