Auteurs : Victor Le Gall Du Tertre, Clarice Horn, Nicolas Rougé
27/11/2019
Les nouveaux (éco)quartiers, entre objectifs ambitieux et performances réelles
L’aménagement d’écoquartiers suppose une approche nouvelle de la construction et des usages du bâti. Ces ensembles urbains répondent à la nécessité d’opérer une transition écologique en poursuivant notamment des objectifs de sobriété énergétique, se traduisant par des paliers ambitieux à atteindre en termes de réduction des consommations énergétiques. Cependant, nombre d’écoquartiers peinent à atteindre les performances attendues. Ceci est dû à un certain nombre d’écarts observés a posteriori sur la conception et la réalisation des bâtiments, à la qualité de leur exploitation ainsi qu’à l’usage qui en est fait par leurs occupants.
Une étude menée par Armines - Mines ParisTech sur différents écoquartiers français et européens (1), a montré que les performances énergétiques annoncées par les promoteurs ne correspondaient jamais aux performances mesurées. Ces écarts peuvent être causés par une série de facteurs tels que :
- Les défauts d’exploitation lors de la conception, construction ou mise en service des bâtiments ;
- Les incertitudes dans l’utilisation des outils de simulation thermique dynamique, notamment les écarts observés entre les températures de consigne des appartements (généralement 19°) et les températures de chauffe effectivement observées (souvent entre 20 et 21°) ;
- Les différences entre les usages prévus dans le projet d’aménagement et les usages réels observés lors de la livraison du quartier ;
- La complexité du réglage et de l’entretien des systèmes de chauffage, ventilation et climatisation mis en place dans les quartiers.
A partir de ce constat d’un hiatus entre les performances énergétiques annoncées et celles réellement mesurées, le projet CoRDEES (Co-Responsibility in District Energy Efficiency and Sustainability) (2) s’est constitué, prenant pour terrain d’action le secteur ouest de l’écoquartier Clichy Batignolles dans le 17ème arrondissement de Paris.
Le projet s’est donné pour but d’instaurer une gouvernance énergétique au sein du quartier, en impliquant l’ensemble des parties prenantes à la performance énergétique réelle des bâtiments et de la boucle locale de chaleur. Pour ce faire, une entité appelée facilitateur énergétique a été imaginée pour épauler les acteurs du quartier. Durant le temps du projet, cet acteur a été préfiguré par le consortium CoRDEES.
Cette expérimentation a mis en évidence une série d’enseignements relatifs à la gestion énergétique d’un quartier, que nous abordons ici avec le point de vue de l’aménageur. Son rôle est, en effet, renouvelé par l’importance cruciale de suivre les consommations énergétiques réelles et d’accompagner chaque acteur dans leur maîtrise, pour transformer l’essai et ne pas se contenter d’une performance de papier.
Une conception changeante des opérations d’aménagement
Les objectifs énergétiques affichés par les quartiers nouvellement aménagés s’inscrivent dans des politiques publiques environnementales établies par les collectivités territoriales. Ils sont traduits en objectifs de performance des enveloppes bâties, d’efficacité des systèmes énergétiques ou encore de diversification des sources d’énergies renouvelables. Le développement de ces dernières pousse à la construction de réseaux de chaleur urbains, qui amènent à poser les questions énergétiques à l’échelle du quartier ou du territoire et non plus seulement à celle du bâtiment. Les services énergétiques ont ainsi vocation à être mutualisés.
Au sein de l’écoquartier Clichy-Batignolles, l’ensemble des bâtiments est raccordé à un réseau de chaleur local alimenté par géothermie avec un objectif de 85% d’énergie renouvelable, pensé pour subvenir à des besoins en chauffage initialement fixés à 15 kWh/m2 par an. D’autre part, les toitures sont équipées de panneaux photovoltaïques, pouvant produire jusqu’à 4500 MWh/an et contribuer ainsi à hauteur de 30% des besoins totaux de la consommation d’électricité des bâtiments.
En pratique, les retours d’expérience du projet CoRDEES montrent que les consommations en chauffage et eau chaude sanitaire sont nettement supérieures aux objectifs : en 2018, la consommation d’énergie finale pour le chauffage a été en moyenne de 49 kWh/m2, loin de l’objectif affiché de 15 kWh/m2.
Ce constat illustre que l’atteinte de tels objectifs dépend des usages et des pratiques adoptées par les exploitants, au-delà de la performance intrinsèque des installations. Toutefois, adapter les comportements implique de générer un changement dans le temps long.
De ce fait, concevoir les opérations d’aménagement dans une nouvelle temporalité étendue à la phase de vie du quartier permet d’évaluer de façon plus pertinente les performances des nouveaux quartiers et leur capacité réelle à s’inscrire dans les politiques publiques de réduction des consommations énergétiques.
Dans cette optique, l’aménageur a un nouveau rôle à jouer : accompagner les promoteurs immobiliers, les gestionnaires, les exploitants de réseaux et les occupants des bâtiments vers un changement de pratiques. Ceci implique une prolongation de sa mission, au-delà de la livraison des bâtiments.
Dans le cadre de l’expérimentation CoRDEES, plusieurs pistes concrètes ont été explorées dans l’extension des compétences d’un aménageur à la phase de vie du quartier.
Extensions du domaine de l’aménageur
Dans ce rôle nouveau de « garant » des performances énergétiques qu’il a lui-même prescrites aux opérateurs immobiliers, l’aménageur peut demander à ces derniers de mettre en place certains mécanismes ou certains services énergétiques, qu’il pourra éventuellement prendre lui-même en charge opérationnellement ou financièrement.
Le commissionnement
Afin de minimiser les écarts entre conception, réalisation et exploitation, l’aménageur peut demander à l’opérateur immobilier de mettre en place une démarche de commissionnement (3). Pour mémoire, le commissionnement vise à garantir globalement la qualité de la conception, des travaux de construction et des premières années d’exploitation du bâtiment et à renforcer la cohérence des trois au travers d’une série de points de contrôle.
Souvent perçu de prime abord comme une contrainte économique supplémentaire, le commissionnement permet pourtant de réduire les coûts liés aux modifications de chantier, de minimiser le nombre de réserves à la livraison, d’optimiser les réglages des systèmes techniques et par conséquent les dépenses liées aux actions correctives, et de maîtriser les coûts de maintenance. Il permet également un meilleur passage de relais entre les intervenants et une prise en main plus rapide par les gestionnaires, exploitants et occupants lors de la livraison des bâtiments. Cette dernière phase est cruciale car plus la passation est fluide et complète, moins l’adaptation sera longue, permettant au bâtiment de fonctionner plus rapidement à son « rythme de croisière ».
Traditionnellement, les travaux de commissionnement sont réalisés par un AMO commissionneur et financés par le promoteur. Cependant, CoRDEES a permis d’expérimenter une nouvelle voie qui instaure un commissionnement coordonné par l’aménageur. Ce dernier se placerait comme intermédiaire entre maîtres d’ouvrages, gestionnaires et commissionneurs, en organisant par exemple des réunions d’échange et des visites sur site. L’intérêt d’un tel dispositif est de partager des problématiques communes entre bâtiments conçus selon un même cahier des charges technique ou raccordés à un même réseau de chaleur. Sur CoRDEES, le dispositif orchestré par Paris & Métropole Aménagement et mis en œuvre par le bureau d’études Inddigo a également permis de démontrer l’intérêt d’une démarche de commissionnement y compris pour des bâtiments de logements, où elle est aujourd’hui très peu répandue.
L’encadrement des exploitants
Plus que dans la prise en main des bâtiments, les gestionnaires immobiliers peuvent également être accompagnés dans le choix de leurs exploitants techniques et dans la rédaction des cahiers des charges de ces derniers. En effet, il arrive que les exigences des écoquartiers rendent l’exploitation particulièrement sensible. Par exemple, à Clichy Batignolles, l’optimisation de la boucle thermique locale nécessite une température de retour des bâtiments raccordés inférieure à 40°C.
Dans ce cas précis, la CPCU (4) a mis en place un système de bonification de la facture si la température est inférieure à 40°C. Ainsi, appliquer et faire respecter cette contrainte revêt un enjeu économique pour les gestionnaires, en plus de contribuer à l’atteinte des performances énergétiques visées par l’aménageur. Même sans l’existence d’une telle incitation, des mécanismes d’intéressement des exploitants aux gains financiers associés aux économies d’énergie et/ou des pénalités en cas de sous-performances peuvent être introduits.
L’aménageur peut également continuer à accompagner les gestionnaires et les propriétaires immobiliers une fois les bâtiments livrés et les exploitants en place. Pendant le temps du projet CoRDEES, le consortium a réalisé des réunions trimestrielles de suivi de la performance énergétique du bâtiment. Ce suivi est possible grâce à une remontée des données de consommation de l’immeuble en temps réel, permise par la formalisation d’accords avec les opérateurs de réseaux (dans le cas de CoRDEES, Enedis et la CPCU) et une instrumentation complémentaire des bâtiments.
L’accompagnement des occupants
Dès la livraison des bâtiments, un autre type d’acteur intervient en plus des gestionnaires : les usagers finaux. Nous nous penchons ici principalement sur les habitants des logements (sociaux et privés), mais les observations peuvent s’appliquer également aux entreprises occupantes et à leurs salariés. C’est ici que le rôle de l’aménageur acquiert une dimension réellement nouvelle : en accompagnant les habitants dans la prise en main de leur logement vers une consommation énergétique raisonnée, l’aménageur ne s’adresse plus seulement à des professionnels ; il glisse doucement d’une logique B2B à une logique B2C.
Ce processus peut être mis en place de plusieurs manières. L’aménageur peut demander à la maîtrise d’ouvrage de prévoir des services d’accompagnement auprès des habitants pour une durée déterminée, ou les prendre à sa charge. Dans le cadre de CoRDEES, le consortium a pu financer, grâce à la subvention européenne, un ensemble de services à l’échelle de plusieurs bâtiments. Sans ces financements, il est probable qu’un tel dispositif soit difficilement réalisable à une telle échelle. L’hypothèse la plus réaliste reste donc une prise en charge par le maître d’ouvrage sur une durée raisonnable. Dans le cas des logements sociaux, le financement des services par le bailleur est déjà expérimenté dans plusieurs quartiers.
Cet accompagnement est particulièrement important dans la mesure où les logements neufs n’ont pas les mêmes contraintes techniques que les plus anciens. Une aide à la prise en main est parfois nécessaire. En effet, on peut parfois observer un « effet rebond » annulant totalement les gains de performance de la conception, avec des occupants qui considèrent qu’ils peuvent faire moins attention à leurs consommations, partant du principe qu’ils habitent déjà un logement neuf « basse consommation ». Toutefois, il est important de prendre en considération le fait que les gisements d’économies d’énergies dans les logements neufs sont généralement plus faibles que dans les logements anciens. Pour plus d’efficacité, le dispositif d’accompagnement a intérêt à viser des objectifs plus larges que les seules économies d’énergie, pour éviter un possible sentiment de frustration sur la faiblesse des économies financières réalisées. Il est dans tous les cas intéressant d’adapter le discours et l’accompagnement aux spécificités socio-économiques et techniques du quartier et de mobiliser d’autres ressorts que la seule dimension financière (curiosité, fierté, bénéfices pour l’environnement…).
Enfin, pousser les occupants à devenir acteurs de la transition énergétique et écologique à l’échelle de leur quartier permet de tisser un lien social autour de la poursuite d’objectifs communs. Cela peut aussi faire émerger des personnalités motrices, contribuant à la diffusion et à la reproduction des comportements positifs par les habitants.
De nouvelles missions pour l’aménageur… Pour combien de temps ?
L’intervention de l’aménageur en phase de vie du quartier pose la question de la durée de mise en œuvre de ces services. En effet, même s’il connaît une extension de sa mission, il ne peut rester présent indéfiniment : sa mission est par définition la transformation d’un morceau de territoire, donc bornée dans le temps.
Si certains services s’accommodent bien de temporalités courtes, tels que l’organisation d’activités ou d’événements mobilisant les usagers autour des questions environnementales, d’autres visant les changements comportementaux à long terme prennent sens à être déployés sur des durées plus longues, voire en continu. Par exemple, les programmes d’accompagnement des habitants sont plus efficaces s’ils sont déployés sur une durée comprise entre 12 et 18 mois. La mise en place d’une application de suivi des consommations est plus ponctuelle mais elle implique à terme une maintenance informatique et doit faire l’objet d’un suivi, ne serait-ce que pour la faire connaître aux nouveaux arrivants dans le quartier.
Ainsi, l’aménageur a vocation, en accompagnant les diverses parties prenantes, à être un passeur de relais entre conception / réalisation et gestion / exploitation / usage, mais il ne peut devenir seul le garant (au sens d’une obligation de résultat) ou même le comptable sur le long terme de l’atteinte des objectifs de performance énergétique du quartier.
Deux voies possibles
L’aménageur peut ainsi prendre deux directions s’il souhaite étendre son rôle habituel.
Il peut endosser pleinement ce rôle de passeur de relais. Dans ce cas, il s’assure que chaque nouvel acteur qui arrive dans le quartier (gestionnaire, exploitant, habitant, entreprise ou salarié…) a tous les éléments à sa disposition pour assumer pleinement ses responsabilités dans une diminution globale des impacts environnementaux du quartier. Ce rôle s’inscrit nécessairement dans une temporalité de l’ordre de quelques années après la livraison des opérations, limitée par la fin de la concession d’aménagement dans le cas des opérations publiques. Les activités et les services rendus par l’aménageur peuvent être financés en partie par le bilan d’aménagement, directement ou indirectement (via par exemple l’inscription d’obligations à la charge des opérateurs immobiliers).
Il peut également chercher à aller plus loin et être l’initiateur ou le préfigurateur d’une nouvelle structure qui reprend la charge d’accompagner habitants et gestionnaires dans la durée. Ce nouvel acteur de quartier devrait bien sûr disposer de son modèle économique propre, pouvant reposer par exemple sur l’adhésion volontaire de certains acteurs, sur la facture énergétique s’il est adossé à un opérateur local de réseau de chaleur ou sur les charges s’il est adossé à une ASL. Il pourrait alors endosser ce rôle de garant ou de comptable sur le long terme des performances énergétique du quartier que l’aménageur ne peut assumer seul, en faisant le lien entre les différentes parties prenantes. Nous pensons qu’un tel acteur ne peut émerger que si l’aménageur prend une part active dans sa mise en place : il s’agirait ainsi pour ce dernier de mettre en place une gouvernance énergétique de quartier, incarnée par ce nouvel acteur.
Ces deux positionnements sont encore en cours d’approfondissement ou d’expérimentation dans les diverses missions sur lesquelles nous travaillons.
(1) A. Driancourt, 2019, Etude de la performance énergétique des écoquartiers européens existants
(2) une autre ville a porté le projet conjointement avec la Ville de Paris, l’aménageur Paris & Métropole Aménagement, le bureau d’études Embix et le centre de recherche sur l’efficacité énergétique des systèmes (CES) de l’université des Mines ParisTech, entre 2017 et 2019
(3) Le commissionnement est « l’ensemble de tâches pour mener à terme une installation neuve afin qu’elle atteigne le niveau des performances contractuelles et créer les conditions pour les maintenir ; mettre à disposition des clients et/ou des usagers la documentation et les instructions d’utilisation et de maintenance, incluant l’initiation ou même la formation des intervenants » (COSTIC, 2008, Memento du commissionnement)
(4) Compagnie Parisienne de Chauffage Urbain